1945

Les Crémas III et IV furent achevés à la date fixée, et de janvier 1943 à la fin de la même année, l’installation des quatre Crémas tourna à plein.

En décembre 1943, je fus nommé Inspecteur des Camps, je quittai Auschwitz, et j’installai ma famille à Berlin. Cependant, je revins à Auschwitz, et y séjournai une partie de l’été 1944 pour aider mon successeur à résoudre les problèmes que posait le traitement spécial de 400 000 juifs hongrois.

Ma dernière tournée d’inspection eut lieu en mars 1945 : Je visitai Neuengamme, Bergen-Belsen, Buchenwald, Dachau et Flossenburg, et j’apportai personnellement aux Commandants de ces camps l’ordre du Reichsführer de ne plus exécuter de juifs et de faire l’impossible pour arrêter la mortalité.

Bergen-Belsen, en particulier, était dans un état terrifiant. Il n’y avait plus d’eau, plus de nourriture, les latrines débordaient, et dans les allées du camp, plus de 10 000 cadavres pourrissaient à l’air libre. Il était, en outre, impossible de nourrir les détenus, car l’office d’approvisionnement du district refusait de livrer quoi que ce fût. J’ordonnai au Commandant de mettre de l’ordre dans tout cela, je lui appris comment brûler les cadavres dans des fosses, et au bout d’un certain temps, les conditions sanitaires s’améliorèrent. Cependant, il n’y avait toujours pas de nourriture, et les détenus mouraient comme des mouches.

À la fin d’avril 1945, la situation devint telle qu’on reçut l’ordre de transporter l’Amtsgruppe dont je faisais partie au KL Ravensbrück. Les autos des chefs SS et de leurs familles, ainsi que les camions portant les dossiers et le matériel, partirent en caravane le long des routes. Celles-ci étaient encombrées de civils qui fuyaient les bombardements. De Ravensbrück, on gagna Reusburg, et là, tout ce que je pus trouver pour loger tout le monde fut une étable. Le lendemain, cependant, les femmes et les enfants purent dormir dans une école.

À partir de ce moment, l’exode devint un véritable cauchemar, les Russes avançaient d’un côté, les Anglo-Saxons de l’autre, et nous devions sans cesse reculer devant l’avance ennemie. À Fleusburg, je me rappelai tout d’un coup que notre ancienne institutrice d’Auschwitz, Frau Müller, habitait Apenrade. J’y menai aussitôt Elsie et les enfants, et Frau Muller fut assez bonne pour les héberger.

Je continuai seul avec Dietz jusqu’à Murwick, et là, en compagnie des principaux chefs de l’Amtsgruppe, je vis Himmler pour la dernière fois. Il déclara qu’il n’avait plus d’ordre à nous donner.

Peu après, on me remit un livret de la marine avec un nom d’emprunt, et on me procura une tenue de quartier-maître. Conformément aux ordres, je la revêtis, mais je pris sur moi de conserver dans mes bagages mon uniforme d’officier SS.

Le 5 mai, je reçus l’ordre de me rendre à Rantum. J’y parvins le 7, et quelques heures après mon arrivée, j’appris que le Maréchal Keitel avait signé à Reims la capitulation sans condition de la Wehrmacht.

De Rantum on me transféra à Brunsbüttel. Je restai là quelques semaines, et comme j’avais porté sur ma fiche que j’étais fermier dans le civil, on me démobilisa le 5 juillet, et on m’envoya dans une ferme à Gottrupel, chez un nommé Georg Putzler.

Je travaillai huit mois dans cette ferme. C’était une assez belle exploitation qui comptait quelques chevaux en assez bon état, et lorsque Georg apprit que j’avais été employé dans un haras, il m’en confia le soin. Je m’acquittais avec beaucoup de plaisir de cette tâche, et Georg, chez qui je logeais, prétendait en riant que si je ne couchais pas à l’écurie avec mes bêtes, c’était uniquement pour ne pas l’offenser.

Georg était un petit homme assez âgé, mais robuste et noueux, avec un menton en galoche et des yeux bleus perçants. J’appris vite qu’il avait occupé autrefois un poste assez important dans la S.A., je lui révélai qui j’étais, et à partir de ce moment, il devint vraiment amical, et nous eûmes ensemble de longs entretiens, quand sa femme n’était pas là.

Un matin, j’étais seul avec les chevaux dans un pré, quand il surgit tout d’un coup à côté de moi. Il se campa sur ses jambes torses, me regarda et dit d’un air important :

— Ils ont arrêté Himmler.

Je balbutiai :

— Ils l’ont eu !

— Mais non, dit Georg, écoute voir, c’est lui qui les a eus ! Au moment où ils allaient l’interroger, il s’est suicidé !

Je le regardai, atterré.

— Écoute voir, reprit Georg en grimaçant et en frappant ses deux mains l’une contre l’autre, c’est un malin, Himmler ! Il avait une ampoule de cyanure dans la bouche, et il l’a croquée, voilà tout !

— Ah ! cria-t-il d’un air content, il les a eus !

Je répétai :

— Ainsi il s’est suicidé !

— Mais qu’est-ce que tu as ? dit Georg, tu en fais une tête ! C’est un bon tour qu’il leur a joué, c’est tout ! Tu ne vas pas dire qu’il a eu tort ?

Je le regardai sans répondre. Georg se frotta le menton et me considéra d’un air embarrassé.

— Je ne te comprends pas. C’est convenable pour un grand chef de se suicider, quand il est capturé, nicht wahr ? C’est ce que tout le monde a toujours dit ici. On a assez reproché à Paulus de ne pas l’avoir fait, après Stalingrad, rappelle-toi.

— Eh bien, qu’est-ce que tu as ? reprit-il au bout d’un moment d’un air inquiet. Dis quelque chose au moins. Tu as l’air pétrifié. Tu ne penses quand même pas qu’il a eu tort !

La douleur et la rage m’aveuglaient. Je sentis Georg me secouer vivement par le bras et je dis d’une voix éteinte :

— Il m’a trahi.

— Le Reichsführer ! dit la voix de Georg.

Je vis les yeux pleins de reproches de Georg fixés sur moi, et je criai :

— Tu ne comprends pas ! Il a donné des ordres terribles, et maintenant, il nous laisse seuls affronter le blâme !

— Le Reichsführer ! dit Georg, tu parles ainsi du Reichsführer !

— … Au lieu de se dresser… au lieu de dire… « C’est moi le seul responsable ! »… Voilà ce qu’il a fait !… Comme c’est facile ! On croque une ampoule de cyanure et on laisse ses hommes dans le pétrin !

— Mais tu ne vas quand même pas dire…

Je me mis à rire :

— Meine Ehre heisst Treue[130] ! Ja, ja, pour nous ! Pas pour lui ! Pour nous, la prison, la honte, la corde…

— Ils vont donc te pendre ? dit Georg d’un air stupéfait.

— Qu’est-ce que tu imagines ? Mais ça m’est égal, tu entends ? Ça m’est égal ! La mort, c’est moins que rien pour moi. Mais ce qui me rend fou, c’est de penser que lui…

Je saisis Georg par le bras :

— Tu ne comprends donc pas ! Il s’est défilé !… Lui que je respectais comme un père…

— Eh bien, oui, dit Georg d’un air de doute, il s’est défilé… Et après ? S’il était resté, ça ne t’aurait pas sauvé la vie.

Je le secouai avec fureur :

— Qu’est-ce qui te parle de vivre ? Ça m’est bien égal qu’on me pende ! Mais je serais mort avec lui ! Avec mon chef ! Il aurait dit : « C’est moi qui ai donné à Lang l’ordre de traiter les juifs ! » Et personne n’aurait eu rien à dire !…

Je n’arrivai plus à parler. La douleur et la honte m’étouffaient. Ni l’exode ni la débâcle ne m’avaient produit plus d’effet.

Dans les jours qui suivirent, Georg commença à se plaindre que je fusse devenu « encore plus silencieux qu’avant ». En réalité, j’étais très préoccupé, parce que les crises que j’avais eues autrefois, après la mort de Père, avaient brusquement reparu, elles se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés, elles devenaient à chaque fois plus fortes, et même quand je me sentais tout à fait normal, une angoisse sourde pesait sur moi. Je remarquais aussi qu’en dehors même de ces crises, je prenais souvent un mot pour l’autre ; quelquefois même, je bégayais, ou une phrase entière se bloquait tout à coup dans ma gorge. Ces troubles me faisaient presque plus peur que mes crises, car je ne les avais jamais éprouvés jusque-là, du moins à ce degré, et je craignais de les voir s’aggraver, et que mon entourage s’en aperçût.

Le 14 mars 1946, j’étais à déjeuner avec Georg et sa femme, quand on entendit une auto entrer dans la cour de la ferme. Georg leva le nez et dit :

— Va donc voir qui c’est.

Je me levai, contournai vivement le bâtiment et butai presque contre deux soldats américains : Un blond à lunettes et un petit brun.

Le petit brun sourit et dit en allemand :

— Pas si vite, mein Herr !

Il balançait un pistolet au bout de son bras. Je le regardai, puis je regardai le blond, et je vis, à leurs pattes d’épaules, que c’étaient deux officiers.

Je me mis au garde à vous et je dis :

— Que désirez-vous ?

Le blond à lunettes se campa nonchalamment sur une jambe, sortit une photo de sa poche, la regarda, et la passa au petit brun. Le petit brun y jeta un coup d’œil, regarda le blond, et dit « Yep ». Après quoi, il pinça les lèvres, balança son pistolet au bout de son bras, et dit :

— Rudolf Lang ?

C’était fini. Je fis « oui » de la tête, et un soulagement bizarre m’envahit.

— Vous êtes arrêté, dit le petit brun.

Il y eut un silence et je repris :

— Est-ce que je peux aller chercher mes affaires ?

Le petit brun sourit. Il avait l’air d’un Italien.

— Passez devant.

Arrivé sur le seuil de la cuisine, l’un des deux me donna une brusque poussée en avant, je fis quelques pas en trébuchant, je faillis tomber et je me rattrapai finalement à la table. Quand je relevai la tête, je vis l’officier à lunettes debout derrière Georg, un pistolet à la main. Je sentis le canon d’une arme contre mon dos et je compris que le petit brun était derrière moi.

L’officier à lunettes dit :

— Georg Putzler ?

— Ja, dit Georg.

— Gardez vos deux mains sur la table, mein Herr.

Georg posa ses deux mains bien à plat de chaque côte de son assiette.

— Vous aussi, Madame.

La femme de Georg me regarda, puis regarda Georg, et obéit avec lenteur.

— Passez devant, dit le petit brun.

Je montai l’escalier et je gagnai ma chambre. Le petit brun s’adossa à la fenêtre et commença à siffler. Je revêtis mon uniforme SS.

Quand j’eus fini, je pris ma valise, je la posai sur mon lit, et j’allai prendre mon linge dans l’armoire. Dès que j’ouvris l’armoire, le petit brun s’arrêta de siffler. Je posai le linge sur le lit et je le rangeai dans la valise. C’est à ce moment-là que je me rappelai le pistolet. Il était sous mon oreiller, à un mètre de moi à peine, le cran de sûreté était enlevé. Je restai une seconde immobile, et une lassitude sans nom m’envahit.

— Prêt ? dit le petit brun derrière moi.

Je rabattis le couvercle de la valise et des deux mains j’engageai les ferrures dans leurs fentes. Il y eut deux claquements secs. Ils résonnèrent bizarrement dans le silence.

On redescendit, et j’entrai dans la cuisine. La femme de Georg regarda mon uniforme, porta les deux mains à sa bouche, et jeta un coup d’œil à son mari. Georg ne bougea pas.

— Allons ! dit le petit brun et il me poussa légèrement devant lui.

Je traversai la pièce, je me tournai vers Georg et sa femme et je dis :

— Au revoir.

Georg dit à voix basse et sans tourner la tête :

— Au revoir.

Le petit brun sourit et dit d’un air de dérision :

— Ça m’étonnerait.

La femme de Georg n’ouvrit pas la bouche.

Les Américains m’emmenèrent à Bredstedt. On s’arrêta devant un ancien hôpital et on traversa une cour remplie de soldats. Ils fumaient et se promenaient par petits groupes. Aucun d’eux ne salua les officiers qui m’escortaient.

On monta au premier et on me fit entrer dans une petite pièce. Il y avait un lit, deux chaises, une table, et au milieu, un poêle et un seau à charbon. Le petit brun me fit asseoir sur une chaise.

Au bout d’un moment, un soldat entra. Il avait près de deux mètres de haut et il était large en proportion. Il salua les deux officiers avec une désinvolture incroyable. Ceux-ci l’appelèrent « Jœ », et lui parlèrent longuement en anglais. Puis ils se dirigèrent vers la porte. Je me levai et me mis au garde à vous, mais ils sortirent sans me regarder.

Le soldat me fit signe de la main de me rasseoir, et s’assit à son tour sur le lit. Il s’assit lentement et lourdement, le lit grinça, il écarta les jambes, et s’accota contre le mur. Puis sans cesser de me regarder, il tira une petite plaquette de sa poche, la décortiqua, la fourra dans sa bouche, et se mit à mâcher.

Un long moment se passa. Le soldat ne me quittait pas des yeux, et je commençais à me sentir gêné par son regard. Je détournai la tête et je fixai la fenêtre. Elle avait des vitres dépolies et je ne pus rien voir. Je regardai le poêle. Il y avait un radiateur dans la pièce, mais le chauffage central, probablement, était hors d’état de fonctionner. Le poêle était allumé, et il faisait très chaud.

Une heure se passa encore, puis un petit officier alerte et vif entra en coup de vent, s’assit derrière la table et commença aussitôt à m’interroger. Je dis tout ce que je savais.

Je traînai ensuite de prison en prison. Je ne fus pas malheureux en prison. J’étais bien nourri et mes crises avaient complètement cessé. Cependant, je trouvai le temps un peu long, et j’avais hâte qu’on en finît. Au début, je me faisais également beaucoup de souci pour Elsie et les enfants. Et ce fut un grand soulagement d’apprendre que les Américains ne les avaient pas mis, comme je m’y attendais, dans un camp de concentration. En fait, je reçus plusieurs lettres d’Elsie, et je pus, à mon tour, lui écrire.

Je pensais quelquefois à ma vie passée. Chose curieuse, seule mon enfance me paraissait réelle. Sur tout ce qui s’était passé ensuite, j’avais des souvenirs très précis, mais c’était plutôt le genre de souvenir qu’on garde d’un film qui vous a frappé. Je me voyais moi-même agir et parler dans ce film, mais je n’avais pas l’impression que c’était à moi que tout cela était arrivé.

Je dus répéter ma déposition comme témoin à charge au procès de Nuremberg, et c’est là que je vis pour la première fois, au banc des accusés, certains hauts dignitaires du Parti que je ne connaissais jusque-là que par des photos de presse.

À Nuremberg, je reçus, dans ma cellule, plusieurs visites, et notamment celle d’un Lieutenant-Colonel américain. Il était grand et rose, avec des yeux de faïence et des cheveux blancs. Il voulait savoir ce que je pensais d’un article paru sur moi dans la presse américaine, et qu’il me traduisit. On y disait que « j’étais né avec le siècle, et que je symbolisais, en fait, assez bien, ce qu’un demi-siècle d’histoire allemande comportait de violence et de fanatisme… »

Je dis :

— … et de misère, Herr Oberst.

Il dit vivement :

— Ne m’appelez pas « Herr Oberst ».

Puis il me dévisagea un instant en silence, et reprit en appuyant sur le « vous » :

— Avez-vous été misérable ?

Je le regardai. Il était rose et propre comme un bébé bien tenu. Il était clair qu’il n’avait aucune idée du monde où j’avais vécu.

Je dis :

— Oui. Assez.

Il reprit d’un air grave :

— Ce n’est pas une excuse.

— Je n’ai pas besoin d’excuse. J’ai obéi.

Après cela, il hocha la tête et dit d’un air grave et peiné :

— Comment expliquez-vous que vous ayez pu en arriver là ?

Je réfléchis et je dis :

— On m’a choisi à cause de mon talent d’organisateur.

Il me fixa, ses yeux étaient bleus comme ceux d’une poupée, il secoua la tête et il dit :

— Vous n’avez pas compris ma question.

Il reprit au bout d’un moment :

— Êtes-vous toujours aussi convaincu qu’il était nécessaire d’exterminer les juifs ?

— Non, je n’en suis plus si convaincu.

— Pourquoi ?

— Parce que Himmler s’est suicidé.

Il me regarda d’un air étonné et je repris :

— Cela prouve qu’il n’était pas un vrai chef, et s’il n’était pas un vrai chef, il a pu très bien me mentir en me présentant l’extermination des juifs comme nécessaire.

Il reprit :

— Par conséquent, si c’était à refaire, vous ne le referiez pas ?

Je dis vivement :

— Je le referais, si on m’en donnait l’ordre.

Il me regarda une pleine seconde, son teint rose rougit violemment, et il dit d’un air indigné :

— Vous agiriez contre votre conscience !

Je me mis au garde à vous, je regardai droit devant moi et je dis :

— Excusez-moi, je crois que vous ne comprenez pas mon point de vue. Je n’ai pas à m’occuper de ce que je pense. Mon devoir est d’obéir.

Il s’écria :

— Mais pas à ces ordres horribles !… Comment avez-vous pu ?… C’est monstrueux… Ces enfants, ces femmes… Vous ne ressentiez donc rien ?

Je dis avec lassitude :

— On ne cesse pas de me poser cette question.

— Eh bien, que répondez-vous d’ordinaire ?

— C’est difficile à expliquer. Au début, j’éprouvais une impression pénible. Puis, peu à peu, j’ai perdu toute sensibilité. Je crois que c’était nécessaire : Sans cela, je n’aurais pu continuer. Vous comprenez, je pensais aux juifs en termes d’unités, jamais en termes d’êtres humains. Je me concentrais sur le côté technique de ma tâche.

J’ajoutai :

— Un peu comme un aviateur qui lâche ses bombes sur une ville.

Il dit d’un air fâché :

— Un aviateur n’a jamais anéanti tout un peuple.

Je réfléchis là-dessus et je dis :

— Il le ferait, si c’était possible, et si on lui en donnait l’ordre.

Il haussa les épaules comme pour écarter l’hypothèse, et reprit :

— Vous n’éprouvez donc aucun remords ?

Je dis nettement :

— Je n’ai pas à avoir de remords. L’extermination était peut-être une erreur. Mais ce n’est pas moi qui l’ai ordonnée.

Il secoua la tête :

— Ce n’est pas cela que je veux dire… Depuis votre arrestation, il vous est bien arrivé quelquefois de penser à ces milliers de pauvres gens que vous avez envoyés à la mort ?

— Oui, quelquefois.

— Eh bien, quand vous y pensez, qu’éprouvez-vous ?

— Je n’éprouve rien de particulier.

Ses yeux bleus se fixèrent sur moi avec une intensité gênante, il secoua de nouveau la tête, et il dit à voix basse, avec un bizarre mélange de pitié et d’horreur :

— Vous êtes complètement déshumanisé.

Là-dessus, il me tourna le dos, et s’en alla. Je me sentis soulagé de le voir partir. Ces visites et ces discussions me fatiguaient beaucoup, et je les trouvais inutiles.

Après ma déposition au procès de Nuremberg, les Américains me livrèrent aux Polonais. Ceux-ci tenaient beaucoup à m’avoir, Auschwitz se trouvant sur leur territoire.

Mon procès commença le 11 mars 1947, un an presque jour pour jour après mon arrestation. Il eut lieu à Varsovie, dans une grande salle nue aux murs blancs. Un micro était placé devant moi, et grâce aux écouteurs dont j’étais muni, j’entendais immédiatement la traduction en allemand de tout ce qui se disait de moi en polonais.

Quand ils en eurent fini avec l’acte d’accusation, je demandai la parole, je me levai, je me mis au garde à vous et je dis :

— Je suis seul responsable de tout ce qui s’est passé à Auschwitz. Mes subordonnés ne sont pas en cause.

J’ajoutai :

— Je désire seulement rectifier différents faits dont on m’accuse personnellement.

Le Président dit d’une voix sèche :

— Vous parlerez en présence des témoins.

Et le long défilé des témoins commença. Je fus stupéfait que les Polonais en eussent tant cité, et qu’ils eussent pris la peine de faire venir tous ces gens, probablement à grands frais, des quatre coins de l’Europe : Leur présence était parfaitement inutile, puisque je ne niais pas les faits. À mon avis, c’était là dépenser du temps et de l’argent en pure perte, et je ne pouvais croire, à les voir agir ainsi, que les Slaves donneraient jamais naissance à une race de chefs.

Certains de ces témoins débitèrent, d’ailleurs, des sottises qui me firent, plus d’une fois, sortir de mes gonds. C’est ainsi que l’un d’eux affirma qu’il m’avait vu battre un Kapo. J’essayai d’expliquer au Tribunal que, même si j’avais été le monstre que ces témoins voulaient faire de moi, je n’aurais jamais fait une chose pareille : C’était contraire à ma dignité d’officier.

Un autre témoin affirma qu’il m’avait vu donner le coup de grâce à des détenus qu’on fusillait. J’expliquai de nouveau que c’était là une chose tout à fait impossible. Il appartenait au Chef du peloton SS de donner le coup de grâce, et non au Commandant du camp. Le Commandant du camp avait le droit d’assister aux exécutions, mais non de tirer lui-même. Le règlement, là-dessus, était formel.

Il était clair que le Tribunal n’attachait aucune valeur à mes dénégations, et qu’il cherchait surtout à utiliser contre moi ce que je disais. À un moment donné, le Procureur s’écria : « Vous avez tué 3 millions et demi de personnes ! » Je réclamai la parole et je dis : « Je vous demande pardon, je n’en ai tué que 2 millions et demi. » Il y eut alors des murmures dans la salle et le Procureur s’écria que je devrais avoir honte de mon cynisme. Je n’avais rien fait d’autre, pourtant, que rectifier un chiffre inexact.

La plupart de mes dialogues avec le Procureur tournaient de cette façon. Au sujet de l’envoi de mes camions à Dessau pour chercher des boîtes de Giftgas, il demanda :

— Pourquoi étiez-vous si anxieux d’envoyer vos camions à Dessau ?

— Quand les réserves de gaz commençaient à baisser, je devais naturellement faire tout mon possible pour renouveler mon stock.

— En somme, dit le Procureur, pour vous, c’était comme des réserves de pain et de lait ?

Je répondis patiemment :

— J’étais là pour ça.

— Donc, s’écria le Procureur d’un air de triomphe, vous étiez là pour qu’il y ait le plus de gaz possible pour exterminer le plus de gens possible !

— C’était un ordre.

Le Procureur se tourna alors vers le Tribunal et remarqua que non seulement j’avais accepté de liquider les juifs, mais que mon ambition avait été d’en liquider le plus grand nombre possible.

Là-dessus, je demandai encore la parole, et je fis remarquer au Procureur que ce qu’il venait de dire n’était pas exact. Je n’avais jamais conseillé à Himmler d’augmenter le nombre de juifs qu’il m’expédiait. Bien au contraire, j’avais prié le RSHA à plusieurs reprises de ralentir le rythme des transports.

— Vous ne pouvez cependant pas nier, dit le Procureur, que vous avez été particulièrement zélé et plein d’initiative dans votre tâche d’extermination.

— J’ai fait preuve de zèle et d’initiative dans l’exécution des ordres, mais je n’ai rien fait pour provoquer ces ordres.

— Avez-vous fait quelque chose pour vous libérer de ces horribles fonctions ?

— J’ai demandé à partir pour le front avant que le Reichsführer me confiât la mission de liquider les juifs.

— Et après ?

— Après, la question ne se posait plus : J’aurais eu l’air de me dérober.

— C’est donc que cette mission vous plaisait ?

Je dis nettement :

— Pas du tout. Elle ne me plaisait pas du tout.

Il fit alors une pause, me fixa dans les yeux, écarta les bras et reprit :

— Eh bien alors, dites-nous ce que vous en pensiez. Comment envisagiez-vous ce genre de tâche ?

Il y eut un silence, tous les yeux étaient fixés sur moi, je réfléchis un moment et je dis :

— C’était un travail ennuyeux.

Le Procureur laissa retomber ses bras, et il y eut de nouveau des murmures dans la salle.

Un peu plus tard, le Procureur dit :

— Je lis dans votre déposition : « Les juives cachaient souvent leurs enfants sous leurs vêtements au lieu de les emmener avec elles dans la chambre à gaz. Le Sonderkommando des détenus avait donc l’ordre de fouiller ces vêtements sous la surveillance des SS, et les enfants qu’on trouvait étaient jetés dans la chambre à gaz. »

Il releva la tête.

— C’est bien ce que vous avez dit, n’est-ce pas ?

— Oui.

J’ajoutai :

— Cependant, je tiens à apporter un rectificatif.

Il fit un petit signe de la main et je repris :

— Je n’ai pas dit que les enfants étaient « jetés ». J’ai dit qu’ils étaient « envoyés » dans la chambre à gaz.

Le Procureur dit avec impatience :

— Peu importe le mot !

Puis il reprit :

— N’étiez-vous pas ému de pitié par le geste de ces pauvres femmes qui, acceptant la mort pour elles-mêmes, essayaient désespérément de sauver leurs bébés en s’en remettant à la générosité des bourreaux ?

Je dis :

— Je ne pouvais pas me permettre d’être ému. J’avais des ordres. Les enfants étaient considérés comme inaptes au travail. Je devais donc les gazer.

— Il ne vous est donc jamais venu à l’idée de les épargner ?

— Il ne m’est jamais venu à l’idée de désobéir aux ordres.

J’ajoutai :

— D’ailleurs, qu’aurais-je fait des enfants dans un KL ? Un KL n’est pas un endroit pour élever des bébés.

Il reprit :

— Vous êtes vous-même père de famille ?

— Oui.

— Et vous aimez vos enfants ?

— Certainement.

Il fit une pause, promena lentement son regard sur la salle, puis se tourna vers moi :

— Comment conciliez-vous l’amour que vous portez à vos propres enfants avec votre attitude envers les petits enfants juifs ?

Je réfléchis un instant et je dis :

— Cela n’a aucun rapport. Au camp, je me conduisais en soldat. Mais chez moi, bien entendu, je me conduisais autrement.

— Vous voulez dire que votre nature est double ?

J’hésitai un peu et je dis :

— Oui, je suppose qu’on peut exprimer la chose de cette façon.

Mais j’eus tort de répondre ainsi, car au cours de son réquisitoire, le Procureur en tira avantage pour parler de ma « duplicité ». Un peu plus loin, faisant allusion au fait que je m’étais mis en colère contre certains témoins, il s’écria : « Cette duplicité éclate jusque dans le changement d’expression faciale de l’accusé qui apparaît tantôt comme un petit fonctionnaire calme et scrupuleux, et tantôt comme une brute que rien n’arrête. »

Il dit aussi que non content d’obéir aux ordres qui avaient fait de moi « le plus grand assassin des temps modernes », j’avais montré, au surplus, dans l’exécution de ma tâche, un effroyable mélange d’hypocrisie, de cynisme et de brutalité.

Le 2 avril, le Président rendit sa sentence. Je l’écoutai au garde à vous. Elle était celle que j’attendais.

Le jugement spécifiait, en outre, que je devais être pendu, non pas à Varsovie, mais dans mon propre camp d’Auschwitz, et sur un des gibets que j’avais moi-même fait construire pour les détenus.

Au bout d’un moment, le garde qui était à ma droite me toucha légèrement l’épaule. J’enlevai les écouteurs, je les posai sur ma chaise, je me tournai vers mon avocat, et je dis : « Merci, monsieur l’Avocat, » Il inclina la tête, mais ne me serra pas la main.

Je sortis, avec mes gardes, par une petite porte à droite du Tribunal. Je traversai une longue suite de couloirs que je n’avais jamais suivis jusque-là. De grandes fenêtres les éclairaient, et le mur qui leur faisait face était éclatant de lumière. Il faisait froid.

Quelques instants plus tard, la porte de ma cellule se refermait sur moi. Je m’assis sur mon lit, et j’essayai de réfléchir. Plusieurs minutes s’écoulèrent, je ne ressentais rien. Il me semblait que ma propre mort ne me concernait pas.

Je me levai et je me mis à marcher de long en large dans ma cellule. Je m’aperçus, au bout d’un moment, que je comptais mes pas.